Remporter la bataille culturelle de la transition

La récente campagne vidéo des chasseurs de France souligne que l’opinion publique n’est pas encore acquise à la nécessité d’une transition écologique. A travers différents clips vidéos, les chasseurs tentent de démontrer que n’importe qui peut être chasseur, de la cadre supérieure branchée au jeune hippie. De la sorte, la fédération nationale veut lutter contre les archétypes du chasseur bedonnant, alcoolique et violent qui lui collent à la peau. Il s’agit d’une tentative très claire de remporter la bataille culturelle de l’écologie. Pour y parvenir, ils tentent de créer des figures d’identification pour appuyer leur prétention d’être les premiers écologistes de France.

Cette campagne n’a rien d’anodin. Elle s’inscrit dans le cadre d’une bataille culturelle entre les tenants de la protection fondamentale de la nature et du climat et ceux d’un usage raisonné de cette nature pour des visées productives et récréatives. Dans cette optique, malgré leurs oppositions d’usage, il ne serait ainsi pas étonnant de voir chasseurs et agriculteurs intensifs se rapprocher. Un tel scénario serait un cauchemar qui pourrait opérer un basculement dans l’opinion publique et éloigner la perspective d’une transition écologique basée sur la préservation du vivant.

Le concept d’hégémonie

Antonio Gramsci

Militant communiste italien du début du XXeme siècle, Antonio Gramsci a durablement marqué les esprits. Emprisonné par Mussolini, il mourra d’ailleurs en détention, il consacre ses dernières années à développer sa pensée politique. C’est à cette occasion qu’il développe le concept de bataille et hégémonie culturelle. Pour lui, la classe dominante est celle qui domine l’opinion publique. Pour s’emparer du pouvoir sans révolution armée – ou avec un recours réduit, il faut donc gagner la bataille culturelle et imposer l’hégémonie de ses idées.

En s’infiltrant dans les médias, les organisations nationales et les écoles, les militants marxistes pourront diffuser plus efficacement la pensée marxiste. Ce qui aura pour effet d’accroître la conscience de classe de travailleurs, certes semblables sur le plan économique, mais dont les valeurs différent encore. De la sorte, ils obtiendront des victoires politiques, mais aussi un plus large soutien de la population. En effet, l’absence de ce soutien culturel explique l’incapacité des marxistes à mener les révolutions théorisées par Marx, la révolution soviétique étant un cas très particulier.

Utiliser la fenêtre d’Overton à votre avantage

Ce concept a été défini à la fin du XXeme siècle par Joseph Overton, un lobbyiste conservateur américain. Il désigne l’ensemble des idées, opinions et pratiques acceptables à un moment donné dans l’opinion publique. L’idée sous-jacente est que seules les idées apparaissant dans cette fenêtre peuvent être dites sans susciter d’indignation généralisée, et peuvent donc servir en politique.

Le corollaire de ce concept est qu’il est possible de modifier la position de la fenêtre d’Overton, de créer des opportunités pour rendre une idée totalement acceptable, voire transposable dans la loi, et son inverse impensable. En jonglant avec ces idées au vu de l’opinion publique, les leaders politiques sont censés pouvoir composer un programme politique susceptible de les faire élire. Au contraire, des partis qui ne proposent que des idées hors de cette fenêtre n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir.

Il y a différentes manières de procéder pour réorienter les opinions acceptables. L’information est la première d’entre elle, et c’est là où le concept de bataille culturelle prend tout son sens. En effet, il faut non seulement des penseurs, mais aussi des relais médiatiques, scientifiques et techniques. C’est à dire des individus qui vont étayer votre proposition par leurs recherches, tenter de les mettre en application dans le cadre de leur activité professionnelle (ou bénévole) et d’autres qui vont parler de ces cautions et de ces exemples, les valoriser, les marteler et les aider à se propager. C’est d’ailleurs l’une des techniques phares du Rassemblement National qui dévoile des idées et affirmations choquantes, qui suscitent l’opprobre. Mais leur répétition leur permet de s’intégrer progressivement dans le débat public, jusqu’à être récupéré par des leaders d’opinion. Le concept d’ensauvagement en est un exemple concret et malheureux.

Outre cette technique, il est possible des outils de manipulation psychologique comme le pied dans la porte ou la porte au nez. La première repose sur une demande peu coûteuse, donc facile à accepter, suivie d’une seconde plus compliquée, mais difficile à refuser puisqu’un palier d’engagement a déjà été franchi. A l’inverse, dans la porte au nez, vous commencez par faire une demande exorbitante, puis vous faites mine de faire un compromis en proposant une alternative plus facile, à laquelle il est difficile de dire non sous peine de passer pour malpoli.

Il faut néanmoins considérer que rendre une idée acceptable ne signifie pas qu’elle n’aura pas d’opposition, y compris virulente. Cela signifiera juste que vous ne serez pas honni par tous, pas qu’elle sera accepté immédiatement.

Trouver des alliés et des appuis

Extrait de ma formation élaboration d’une stratégie de campagne

Ainsi, pour réorienter l’opinion en faveur de la transition écologique, vous avez besoin de relais. Mais dans la théorie de Gramsci, cette bataille s’étale sur des dizaines d’années. Ce temps, nous ne l’avons pas. D’autant que si vous êtes déjà au pouvoir dans votre commune, vous n’avez que 6 ans pour faire accepter le principe de la transition écologique aux habitants. Le délai est d’ailleurs le même si vous souhaitez remporter les prochaines élections…De ce fait, vous avez besoin d’accélérer la bataille culturelle en conquérant l’opinion publique autrement. Vous devez faire basculer le rapport de force en votre faveur. Tout en considérant qu’une élection municipale ne vous garantit pas qu’elle vous soit acquise, d’autant que l’abstention et le ballotage conduisent les maires à être parfois élus par une fraction de la population.

Le principe de cette opération de séduction est de s’associer par intérêt et non par amitié. Vous devez rassembler autour de vous des individus ou groupes influents, écouté-e-s par leur communauté. Saul Alinsky , dans ses organisations communautaires, rassemblait ainsi des coalitions larges de leaders d’influence, que ce soit des chefs d’entreprise, des prêtres, des militant-e-s, des élu-e-s, etc. L’inconvénient est que cela peut amener à faire cohabiter des personnes hostiles les unes envers les autres, ce qui suppose un peu d’habileté de votre part.

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Ainsi, le premier objectif de votre opération est de rallier à vous des groupes proches de vous. Si vous parlez de la transition écologique, créez un comité citoyen de l’environnement auquel vous convierez les associations et personnalités locales spécialisées sur le sujet. Une fois ceci fait, il vous faut vous servir d’eux pour toucher plus largement des personnes intéressées, mais pas forcément prêtes à s’engager spontanément sans sollicitation de votre part. De là, vous vous rapprocherez des groupes neutres, auxquels vous pourrez diffuser vos informations, les inviter à des événements, et tenter de transformer l’indécision en opinion favorable. Naturellement, dans le même temps, il faut traiter avec vos opposants en leur donnant des gages de bonne foi, voire de modération. Il est vital de les neutraliser pour éviter qu’ils ne tentent de rallier eux aussi les indécis à leur camp.

Utiliser les outils municipaux de diffusion de l’information

Détournement de l’annonce de l’armement de la PM de Béziers

Heureusement, dans votre commune, vous avez certainement plus de moyens d’informer et de donner l’information que de créer des comités consultatifs. Vous en avez au moins 3 : le site internet, le bulletin municipal, les panneaux d’information (papier ou électronique), voire les réseaux sociaux. Aucun n’est soumis à une régulation particulière sur son contenu, hormis durant la période électorale. Eventuellement, vous pouvez imprimer des tracts ponctuels, organiser des événements, soutenir une chaine TV, etc.

Grâce à ces outils, et surtout au fait qu’ils reposent sur les ressources municipales, vous avez une capacité de diffusion énorme. C’est une évidence qui ne prête pas à discussion et connue de tous. Mais avec ces moyens, il ne s’agit pas uniquement de relater les inaugurations et la collecte des déchets, mais bien d’influer sur le mode de pensée de vos habitant-e-s.

Un reportage sur la rénovation énergétique performante des bâtiments communaux, les options retenues, les caractéristiques techniques, le montage financier, est un bon moyen de donner des bonnes notions sur le sujet auprès de la population. Valoriser des personnes se déplaçant en vélo pour aller travailler, faire leurs courses, déposer les enfants à l’école, pourrait lever des freins quant à cette pratique quotidienne de déplacement.

Vous avez 6 ans pour montrer ce qui marche, c’est à dire expliquer comment ça marche, pourquoi c’est nécessaire de le faire, comment le mettre en oeuvre. Ce travail culturel est semblable à,l’horticulture. Vous plantez une graine sans espoir d’avoir des fruits tout de suite. C’est grâce à un dur labeur de binage, d’arrosage, de taille que vous aurez un bel arbre plein de fruits. Il est illusoire d’espérer un changement d’état d’esprit rapide, c’est la répétition de ces faits scientifiquement et empiriquement étayés, l’approbation par les pairs (ici les leaders d’opinion de la section précédente) et leur découverte concrète, par soi même, qui finira par obtenir l’adhésion de la personne.

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Soutenir les associations

Et dans cette lutte de longue haleine, vous aurez nécessairement besoin du soutien mutuel des associations. Non seulement elles font partie du rapport de force dont nous parlions précédemment, mais ce sont des agents autonomes qui peuvent faire basculer la bataille culturelle autrement.

D’une part les associations peuvent susciter moins de méfiance. Leur action, bien que politique par nature, n’est pas forcément partisane. Dès lors, elles seront moins accusées d’être instrumentalisées, et leur discours peut être plus convaincant que celui venant des élu-e-s communaux. Justement parce qu’elles tirent leur légitimé de leur désintéressement, de l’altruisme de leur démarche et de l’investissement conséquence que cela représente. Cela peut être intéressant pour contrer un lobbying d’entreprise, mais peut aussi se retourner contre vous.

D’autre part, elles peuvent mettre en oeuvre les alternatives dont vous avez besoin pour votre démonstration. J’ai par exemple beaucoup travaillé avec l’association alternatiba qui, durant quelques années, organisait régulièrement des villages des alternatives à travers la France. Le but était de présenter de manière positive et concrète d’autres manières d’organiser la société à travers la lutte climatique, en faisant la promotion d’associations locales faisant déjà ce qui est nécessaire. Et ça a très bien fonctionné pour éveiller une nouvelle génération de militants climat, dans une vague générale portée également par les médias et l’actualité.

Pour autant, elles ne sont pas la panacée. La limitation de leurs moyens, voire de leur audience, en fait généralement des auxiliaires, rarement de véritables alliés (hors grosses organisations stables). Elles ont besoin de vous pour fonctionner et croître, et vous avez besoin d’elles pour diffuser votre message. Mais ne faites pas reposer votre stratégie elles seules.

Exemple de stratégie de bataille culturelle

Dans l’ouvrage Ma Commune en Transition Ecologique, nous exposons les principes stratégiques permettant de mettre en oeuvre cette bataille culturelle. Ce sont les principes nécessaires pour vous aider à transformer votre rêve en stratégie, puis en plan d’action.

Dans le cas de la transition écologique, le soulèvement des gilets jaunes en novembre 2018 a bien montré que la question était sensible. La réforme à l’origine du mouvement n’a pas été préparée de manière stratégique, elle n’était pas suffisamment acceptable pour une partie de la population capable de se faire entendre. Si à l’inverse le gouvernement, souhaitant drastiquement diminuer l’impact du secteur automobile sur les émissions carbone, avait proposé d’abord un quota strict (ce que la classe actuelle ne fera jamais, puisque libérale, de sorte qu’elle préfère payer plus pour avoir plus de droits que le reste de la population) pour proposer une taxe supplémentaire en guise de compromis, les choses auraient pu être différente.

De même, dans votre commune, il vous faudra d’abord communiquer abondamment sur les enjeux de la transition. Il faudra par exemple aborder le concept de budget et d’empreinte carbone pour expliquer les travaux et limitations nécessaires. Le terme transition écologique lui même participe de cette opération d’acceptation, puisqu’il sous-entend un processus dans la durée plutôt qu’une restriction brutale des droits individuels à émettre (ce qui serait pourtant nécessaire). Les opposants à la transition sont alors vus comme des idéologues, des fanatiques de l’avion et du 4×4.

Par la suite, appliquée au contexte local grâce à l’idée de résilience et d’effondrement systémique, la transition écologique se voit renforcée, cautionnée. Dans la bataille culturelle, elle devient raisonnable. Ce n’est pas une idée promue par des fous furieux déconnectés. Il y a des raisons pour la mettre en oeuvre, et elle peut même avoir des répercussions positives sur l’économie locale, la santé, les liens sociaux, etc. De là, grâce justement aux relais artistiques, éducatifs et intellectuels dont parle Gramsci, cette idée devient populaire, répandue parmi la population.

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La dernière étape de cette bataille culturelle est d’en faire un concept politique, ce qui se traduira dans les actes de la commune ou de l’intercommunalité.

Conclusion

La bataille culturelle pour que la transition écologique apparaisse comme une évidence aux yeux de tous est encore loin d’être gagnée. Pourtant, les rapports scientifiques sont là, des artistes s’emparent du sujet, des médias émergent et contaminent d’autres médias à l’audience plus large. C’est une idée dans l’air du temps. La vague des écologistes aux municipales en est d’ailleurs la traduction concrète.

Avec la combinaison des principes tactiques de la fenêtre d’Overton et de l’hégémonie culturelle, couplées avec la connaissance des outils de diffusion à votre disposition, cette bataille culturelle pourrait néanmoins être remportée dans votre commune d’ici à la fin de ce mandat. C’est la clé pour obtenir l’assentiment de la population et ainsi pouvoir mettre en oeuvre des mesures de plus en plus contraignantes.

Car au final, personne n’est dupe, il faudra interdire certains comportements. Mais il existe une différence entre la dictature et le consentement, c’est l’approbation – même silencieuse – de l’opinion publique envers des mesures. Vous ne ferez jamais l’unanimité, mais contrairement au gouvernement français en novembre 2018, la majorité silencieuse ne sera pas du côté des manifestants. Grâce à quoi, vous aurez une chance d’engager les mesures nécessaires pour réduire l’impact écologique de votre commune. Commencez par les mesures les plus faciles et, au fur et à mesure que vous remportez l’hégémonie culturelle, passez aux plus compliquées…

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Nicolas Falempin

Cadre de la fonction publique territoriale spécialisé en protection de l'environnement.  Mélange droit public, transition écologique et tasses de café pour créer un blog concret sur la transition des territoires.

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