Merci de changer de métier – Célia Izoard
Merci de changer de métier, lettres aux humains qui robotisent le monde est un pamphlet épistolaire coup de poing résolument axé technocritique. Le propos en est simple, les ingénieurs doivent prendre conscience de l’impact de leurs travaux sur la société. La technique n’est pas neutre, elle est pharmakon, à la fois bonne et mauvaise. Ils sont portés par des idéaux d’amélioration des conditions de vie, d’optimisation de processus, mais ces idéaux peuvent être dévoyés. Des techniques de guidage satellite peuvent ainsi aussi bien servir aux véhicules qu’aux missiles.
La forme que prend son propos peut dérouter. Il ne s’agit pas d’un essai avec une progression dans la démarche, une enquête sur ce qui ne va pas. L’autrice prend à parti les ingénieurs, les somme de quitter sur le champ leur travail, d’arrêter de nuire. La partie argumentative est assez faible ici, et repose sur de l’incantatoire et de l’empirique, ce qui est tout aussi bien. Les exemples sont concrets, les faits indéniables, les barrières éthiques et les chartes ne sont jamais respectées. Les entreprises high tech ont beau se réfugier derrière leurs principes, devenir des entreprises à mission, ce n’est qu’un maquillage, qui coule avec le flot d’argent.
Sommaire de l'article
Agir autrement pour la planète
Car à l’heure où nous devons diminuer notre impact écologique, revoir nos priorités en matière de production et de prédation sur la planète, il apparait impensable de développer des produits qui vont aussi massivement empirer les choses. Pourtant, c’est le cas de la voiture autonome. Il apparait improbable qu’elle puisse vraiment résoudre les problèmes qui sont avancés comme des justifications. Mais surtout, fortement électronisée, elle dépend de tellement de matières premières difficiles à produire, que son impact sera énorme. Une expérience, durant laquelle des ménages se voyaient offrir l’usage d’un véhicule avec chauffeur, a montré que ces ménages augmentaient de 60% les distances qu’ils parcouraient jusque là, mettant ainsi à profit le fait de ne plus avoir à conduire pour utiliser plus souvent la voiture ou aller plus loin. La voiture autonome ne va pas résoudre le problème de la mobilité individuelle, elle va l’amplifier.
Or, puisque les gouvernements du monde entier semblent toujours ignorer avec autant de constance les rapports scientifiques sur le climat ou l’inutilité des voitures autonomes, il faut agir autrement. Ce pouvoir d’action, seuls les ingénieurs le possèdent. Si personne ne développe les techniques nécessaires à la voiture autonome, elle n’existera pas. Tout comme si aucun ingénieur ne développe d’arme autonomes ou de technique létale en générale, elles n’existeraient pas. Bien que Célia Izoard n’y fasse pas allusion, nous pourrions ainsi nous rapprocher des concepts de Günther Anders. Dans ‘ »nous fils d’eichmann« , ce philosophe juif – ayant échappé à la Shoah – analysait le monstrueux dans la société par l’ignorance que ses acteurs avaient de la portée de leurs actes. C’est parce que des ingénieurs refusaient de connaitre les conséquences de leurs actes que la solution finale a pu advenir. Qu’un seul fasse défaut et le système pouvait dérailler.
Penser la simplicité
Ici, nous ne voulons pas assimiler les ingénieurs aux nazis, mais rappeler leur pouvoir. Car derrière les projets de surenchère technologique de la Silicon Valley, il n’y a aucune ambition écologique. Le seul objectif est d’apporter des solutions techniques à des problèmes économiques, permettant ainsi de diminuer les coûts et ainsi d’améliorer les profits ou d’accroitre la puissance.
Pourtant, il est possible d’être ingénieur et de viser une amélioration des conditions de vie, de l’environnement. Dans la première lettre de Merci de changer de métier, l’autrice évoque ainsi la piste de la low tech. L’atelier Paysan est par exemple une coopérative qui améliore des outils agricoles, en invente de nouveaux, et propose gratuitement les plans pour les fabriquer soi-même chez soi. De même, le vélomobile est une solution de déplacement permettant de rivaliser la voiture sans ses inconvénients. Mais pour l’instant, il n’y a guère de production industrielle de ce vélo couché avec habitacle, ce qui le rend difficilement accessible. Derrière ces solutions, ce sont pourtant des ingénieurs qui ont décidé qu’ils pouvaient mettre leurs compétences au service du bien commun.
Mettre fin à l’ingénieur démiurge
L’autrice poursuit en s’adressant à deux éminents spécialistes français de la robotique. Le premier compare son métier à une activité artistique, considérant tout obstacle mis en travers de son travail à de la censure. Son objectif est d’atteindre la reproduction du mouvement humain dans ceux des robots, d’améliorer leurs performances. Penser à l’impact de ses travaux sur la société ne l’intéresse pas. Il revendique ainsi une totale liberté, sans considérer que sa liberté restreint celle du reste de la société, qui dépendra de solutions techniques fermées pour l’entretien de leurs voitures ou de leur matériel électronique.
Dans la foulée, le second spécialiste revendique de développer des usages qui n’ont pas de demande sociétale. C’est lui qui créé cette demande en proposant quelque chose qui n’existait pas jusqu’alors, suscitant alors une dépendance artificielle. Ce spécialiste est sincèrement convaincu d’améliorer le quotidien des gens, sans considérer qu’il met au chômage des milliers de personnes, les renvoyant vers des tâches moins qualifiées, qu’il n’est pas encore rentable d’automatiser totalement. C’est ce que nous pouvions voir dans le très bon essai paru chez Agone La Machine est ton seigneur et maitre, où les ouvriers chinois de Foxconn sont piégés entre différents automates. Ils dépendent d’automatismes qu’ils ne contrôlent pas, mais au contraire dictent leur cadence. Par défaut, ils deviennent des automates humains, attendant qu’il soit suffisamment rentable de les robotiser totalement à leur tour.
Paradoxalement, la 4e lettre nous vient de Norbert Wiener, le père de la cybernétique. Ce fameux ingénieur avait quant à lui parfaitement conscience de ce qu’il faisait. C’est pourquoi on le voit dans ce courrier s’adresser à un syndicat d’ouvrier, pour leur proposer ses services. Ce faisant, il cherche à les sensibiliser à la nécessité de s’organiser rapidement contre le risque d’automatisation pour éviter un chômage de masse des ouvriers américains. Dommage qu’il n’y ait pas pensé dix ans plus tôt, avant d’écrire ses livres…
Conclusion
Le point saillant de Merci de changer de métier est peut être dans la cinquième et dernière lettre. Il s’agit du témoignage d’un ancien ingénieur en robotique. Il admet ainsi que les arguments promotionnels des techniques de pointe relèvent généralement du bluff technologique. Derrière les idéaux de transition écologique ou d’amélioration des condition de travail, il y a la réalité d’un besoin trop faible pour justifier ce développement. De ce fait, l’usage réel, celui qui rentabilisera l’opération, sera généralement aux antipodes de ces belles valeurs. Mais, pris dans l’idéal du solutionnisme technique, que tout peut être résolu par une innovation et qu’il vaut mieux le faire de façon moins idiote qu’un autre ingénieur, ces entreprises, ces ingénieurs continuent leur travail de sape des libertés et de l’environnement.
Au fond, c’est une application du paradoxe de Jevons dans une perspective environnementale. Plus un ingénieur veut protéger l’environnement grâce au progrès technique, plus il le détruit.
Ce livre ne manquera pas de vous faire penser au tout aussi récemment paru Technologies partout, démocratie nulle part. En effet, merci de changer de métier fait la part belle à la techlash, ce mouvement interne de contestation des bienfaits de l’ingénierie. Ce mouvement constitue une belle occasion pour repenser la société avec les acteurs de sa dégradation. Encore faut-il qu’ils arrivent à prendre conscience de la portée réelle de leurs actes…