Technologies partout, démocratie nulle part

Le progrès est il automatique ? Devons nous considérer que les innovations techniques sont neutres, leur impact dépendant des choix faits par les individus. Cette question traverse la sociologie de la technique depuis Lewis Mumford et Jacques Ellul. Dans Technologies partout, Démocratie nulle part, Yaeël Benayoun et irénée Régnauld la recontextualise dans notre époque d’incertitude sur l’avenir.

Quelques mois après une convention citoyenne pour le climat aux résultats ambigus, cette question est plus que jamais d’actualité. Le changement climatique et les risques d’effondrements systémiques exigent en effet que nous réfléchissions à la société que nous voulons construire. Or, en mettant un veto à toutes les propositions qui ne correspondent pas au dogmatisme néolibéral, le gouverment remet en causse cette possibilité. Il nous faut une démocratie technique maintenant pour lier innovation technique, impact sociétal et choix éclairé de la population. Technologies partout, démocratie nulle part permet donc de se réinterroger sur l’existence de cette possibilité de choisir.

Renverser les vieilles idoles

Remettre en cause la croyance en un progrès infaillible et omnipotent demande quelques précisions. Les auteur-e-s commencent ainsi par démonter les trois mythes fondateurs que sont la neutralité de la technique, son développement inéluctable et son lien avec une croissance économique compétitive censément vertueuse. C’est l’occasion de rappeler qu’entre la lampe à huile et la blockchain, nous savons utiliser notre intelligence naturelle pour exercer un raisonnement critique sur le monde qui nous entoure. Être critique dans un monde qui marche de travers est justement une signe de bonne santé mentale et intellectuelle.

Et justement, de plus en plus d’ingénieurs se mettent à contester l’ordre technique établi. Ces travailleurs de la tech, mobilisés au sein de ce que certains appellent la Techlash, appellent leurs employeurs à se montrer vraiment éthiques, et pas de seulement signer des chartes de bonne conduite. Certains vont plus loin en renonçant à des emplois confortables mais socialement nuisibles pour préférer un emploi utile, voire dénoncent les pratiques de leurs ancien employeur pour enrayer la Mégamachine. Ce qui peut aussi être l’occasion de développer des alternatives vertueuses.

Car les chartes et promesses ne suffisent plus. Quand à la fois ingénieurs et consommateurs rejoignent les technocritiques dans la dénonciation des pratiques, c’est qu’il est temps de passer à la vitesse supérieure. Ce n’est pas la réduction des biais dans les designs qui prime, mais leur suppression. Puisque tout biais indique que quelqu’un d’autre décide à votre place. Ce n’est pas l’atténuation des nuisance que nous voulons, mais leur évitement. Il est temps que les entreprises, notamment du numérique, prennent la pleine mesure de leurs responsabilités sociétales. La responsabilité ne doit pas être celle des salariés, pris entre le marteau de leurs besoins matériels et l’enclume de leurs valeurs morales. Et si les entreprises sont incapables de se réformer, c’est alors à nous citoyens de le faire.

Une société durable construite par tous et pour tous ?

La question qui se pose avec acuité est celle des projets structurant la société et de notre consentement envers. Si nous ne consentons pas directement à quelque chose qui va bouleverser nos modes de vie, pourquoi devrions nous les respecter ? Alors que la démocratie représentative a atteint ses limites et voit sa légitimité décliner, il faut la réinventer sous cet angle. Peut-on vraiment laisser des grandes surfaces commerciales s’installer en périphérie de villes au petit commerce exsangue ? Peut-on autoriser le déployer de la 5G, qui va causer une explosion de l’empreinte carbone du numérique, alors que nous devrions baisser nos émissions et notre consommation énergétique ? Est-il encore possible de tolérer des publicités pour un mode de vie ouvertement climaticide ?

Cette question est aussi celle de la safe et smart city, sur laquelle les auteur-e-s s’attardent longuement. L’abandon de la gestion de la cité aux entreprises techniques est caractéristique d’une société qui se veut start-up nation. Il est paradoxal d’importer ainsi un modèle basé sur le risque pour construire une société d’où justement sera banni le danger, tout en négligeant les graves nuisances des usages induits de ces techniques.

Mais c’est justement le projet de société que nous vendent ces entreprises techniques. Citoyens, salariés, ou consommateurs, cela ne change rien pour elles. Technologies partout, démocratie nulle part souligne la priorité donné à la technique comme solution à tous les problèmes. Ou plutôt comme solution à la nécessité de faire du profit à tout prix peu importe le coût environnemental et sociétal. Ce qui n’est évidemment plus acceptable.

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Choisir des modes de vie adaptés à l’urgence climatique

Technologies partout, démocratie nulle part est un ouvrage concret, fruit des longues années de travail de Yaël Benayoun et d’Irénée Régnauld. Car ce livre ne sort pas de nulle part, sans le travail théorique et éducatif réalisé à travers leur association Le Mouton Numérique, il perdrait de son sens. Dans cette association, les auteur-e-s vulgarisent en effet les enjeux du numérique à travers une perspective critique. Cela se ressent dans le style fluide, sans exagération ou concept ampoulé, structuré autour d’exemples précis. Ils ne se perdent pas en énumérations ou métaphores, ils vont droit au fait et progressent rapidement et efficacement vers l’énoncé du besoin urgent d’une démocratie technique restaurée et renforcée.

Un peu d’humour low tech avant la fin de l’article

Cela passe donc par une priorité donnée aux instances de coconcertation, d’élaboration partagée entre le politique et les citoyens, voire de décision populaire. A partir de la grille d’analyse des innovations de Richard Sclove, elle même héritée des travaux d’Illich sur les technologies conviviales, les auteur-e-s proposent de réinterroger la justesse et les bienfaits d’une innovation. Introduites dans le cadre de conférences de citoyens (la convention citoyenne pour le climat en est une déclinaison), cela permettrait de poser le débat dans un cadre plus propice à une vraie réflexion.

Pour améliorer le vivre ensemble

En effet, sans intérêt direct avec le sujet, formés par des experts et avec suffisamment de temps pour analyser le sujet, envisager des possibilités voire explorer des pistes nouvelles, les citoyens arrivent à des résultats surprenants. Une méthode que les auteurs proposent d’associer à une assemblée du futur, sorte de CESE régénéré pour mieux prendre en compte les enjeux techniques et environnementaux.

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Ce qui est d’autant plus pertinent à mes yeux que ces deux outils de débats sont aussi bien utilisables à l’échelle nationale que locale. Ces méthodes, ces propositions, ce sont au fond celles de la transition écologique des territoires. Les 5 exemples présentés dans le dernier chapitre accentuent encore cet aspect de transformation des modes de vie. A travers ces expérimentations vertueuses, leurs initiateur-trices visent à démocratiser la technique, à la mettre à portée de tous pour que chacun puisse agir à son échelle. Il ne s’agit de rien d’autre que de redéfinir le contrat social de la république française.

Et jusque là, introduire des techniques de disruption sans concertation, c’était justement mépriser ce contrat social. A une époque où la solidarité et l’entraide compteront énormément, il est nécessaire de renforcer les outils de consensus. De la sorte, nous pourrons construire une société qui n’exclut personne et vise vraiment le bien commun.

Conclusion

Bien que les auteurs n’en parlent pas, je rapprocherai cet ouvrage de celui d’Eric Vidalenc, pour une écologie numérique. Tant dans leur diagnostic, que dans leurs propositions, ils dénoncent l’hubris d’un système technicien tellement convaincu de son impérieuse nécessité, que toutes les solutions aux problèmes qu’il créé lui paraissent nécessairement techniques. En cela, ils rejoignent avec brio le brillant essai d‘Eric Vidalenc, qui dénonçait les errements et exagérations d’un numérique décliné à toutes les sauces jusqu’à l’écoeurement. Et ainsi, à un an d’intervalles, ces deux ouvrages enterrent dans un style moderne mais solidement argumentés les derniers fantasmes d’un solutionnisme technologique à la française.

Un autre livre complémentaire est le dernier ouvrage d‘Olivier Ertzscheid, Le Monde selon Zuckerberg, sorti il y a quelques jours. Loin d’être centré sur Facebook seul, il fait le point sur la puissance des géants de la tech sur nos existences. Ce constat est l’occasion de rappeler les outils à leur disposition pour façonner nos modes de vie, mais aussi, incidemment, comment ils pourraient s’en servir pour ne pas empirer les choses, voire les améliorer. Ce qui pose, là encore, la question du contrôle démocratique des techniques à dimension sociétale.

Il faut donc voir leur livre comme un guide pratique, le résultat de ce cheminement en même temps intellectuel et concret. C’est cette concordance entre le diagnostic de la situation, l’analyse de divers domaines menacés par l’affaiblissement des processus de concertation et des propositions concrètes, qui fonctionnent déjà ailleurs, qui fait la force de Technologies partout, démocratie nulle part. C‘est pour moi un ouvrage indispensable pour toute personne souhaitant penser la transition écologique, la réinscrire dans un cadre démocratique réel. Bref, ce livre va me servir dans mes propres travaux, et je remercie Yaël et Irénée pour leur apport décisif.

Je vous laisse deviner qui est Yaël et qui est Irénée.

Acheter le livre sur le site de l’éditeur

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Nicolas Falempin

Cadre de la fonction publique territoriale spécialisé en protection de l'environnement.  Mélange droit public, transition écologique et tasses de café pour créer un blog concret sur la transition des territoires.

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