Héritage et Fermeture – Alexandre Monnin

Héritage et Fermeture est ouvrage de philosophie écrit à 6 mains, qui s’inscrit dans la continuité des travaux de Bruno Latour sur le nouveau régime climatique en faisant le lien avec la théorie des communs pour en proposer une relecture décapante. Et ce d’autant plus que les 3 auteurs ne se sont pas contentés de théoriser, mais ont également monté une formation à l’INSA de Lyon pour accompagner leur concept de la redirection écologique et soutenir sa mise en œuvre dans les organisations qui ont besoin de repenser leur fonctionnement vis à vis de la nouvelle réalité environnementale.

L’organisation du livre est organisée autour de la pensée complémentaire mais distincte de chaque auteurs et se compose donc de trois parties.

Les communs négatifs de l’anthropocène

Cette première partie ouvre le bal en faisant le lien avec la pensée environnementale de Bruno Latour. Pour simplifier, le rapport de force n’est plus entre les politiques locales et globales, mais entre celles qui promeuvent une déconnexion des réalités environnementales et celles qui défendent un retour à la Terre.

A partir de l’approche technique de José Halloy, le concept de technologie zombie apparait, c’est à dire de technologie dépendant de matières premières et de sources d’énergies finies, qui perdureront au-delà de leur fonctionnement sous forme de déchets ou d’externalités négatives persistantes. Il leur oppose les technologies vivantes, basées sur des matières premières et sources d’énergies renouvelables, qui se décomposent ou se recyclent une fois leur fin de vie atteinte. La différence entre les deux peut être floue, et il illustre cette complexité avec l’agriculture, technologie vivante jusque récemment, devenue majoritairement zombie ces cinquante dernières années avec l’usage massif d’hydrocarbures et de phosphate, causant érosion des sols et effondrement de la biodiversité.

Or, il faut désormais apprendre à vivre avec des terres peu fertiles suite à des décennies d’agriculture intensive. Cette terre fertile, qui pouvait être considérée comme un commun partagée au sein de la communauté agricole, est devenue un commun négatif. Cette perspective offre un nouvel horizon politique, celui de l’héritage de ressources communes dont il faut interdire l’usage pour les préserver ou mieux les éliminer, c’est à dire revenir à la situation d’avant leur dégradation.

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Les auteurs énumèrent plusieurs types de communs négatifs :

  • Ceux dont il faut se passer, comme les énergies fossiles, qui laissent derrière eux un air pollué et rempli de Co2. Cet arrêt de l’usage n’est évidemment pas facile, car nous sommes intriqués dans une relation d’interdépendance avec ce commun négatif.
  • Ceux avec lesquels il faudra vivre, en les laissant de côté, car nous ne pouvons pas nous en débarrasser. Le projet Cigeo est un bon exemple, puisqu’il nous faudrait alors vivre avec une décharge de déchets nucléaires dangereux pour au moins cent mille ans, sans qu’il soit possible d’y changer quoi que ce soit.
  • Ceux avec lesquels il faut interagir, qui ne peuvent être ignorés. C’est le cas des espèces invasives, ou du covid19, pour lesquels nous pouvons essayer de trouver un mode d’adaptation, voire des opportunités.

Ils insiste sur la nécessité d’apprendre à renoncer pour éviter les communs négatifs. Il faut apprendre à abandonner une technologie zombie, mais aussi empêcher son développement, s’y opposer.

Renoncer à l’organisation

A partir du concept de Capitalisme Mondial Intégré de Félix Guattari, ce chapitre imagine comment opérer la transition vers une société confrontés aux communs négatifs des technologies zombies. Cette partie s’en trouve de ce fait bien plus complexe, car plus philosophique et moins concrète quant à sa portée réelle.

Il s’agit de considérer le rôle des organisations, aussi bien en tant qu’entités constitutives du monde dans lequel nous vivons que comme des phénomènes et acteurs en évolution entremêlés à la marche du monde. Les entreprises domineraient ainsi le monde, lui donneraient un ordre, une capacité de réparation, .

Mais les organisations ne sont pas figées et réagissent au contraire aux événements, s’inscrivant alors dans une dynamique processuelle qui les voit se faire et se défaire en fonction de leurs choix, de la manière dont elles se saisissent des potentialités. La résilience tant vantée par certains acteurs environnementaux serait alors la caractéristique des organisations qui entretiennent des réserves de potentialités pour préserver leur devenir organisationnel.

Face à l’héritage eschatologique des organisations – communs négatifs de technologies zombies – il nous faut apprendre à nous déprojeter, c’est à dire à déceler une force déceptive pour mieux nous confronter à l’épuisement du monde. Il n’est plus temps de transformer le capitalisme de l’intérieur ou de poser des rustines, mais plus vraisemblablement de s’adapter à son devenir ruine. Il est illusoire d’imaginer un avenir désirable, un demain utopique face au fardeau de ce que nous héritons .

Cette conception matérialiste – car reposant sur un capitalisme omniprésent et déterminant – me paraît déconnecté de la réalité technique. Plutôt partisan du système technicien de Jacques Ellul, je trouve cette conception du monde assez limitée.

Vivre dans un monde en ruine

Cette troisième partie nous conduit à apprendre à faire le deuil de la société capitaliste en envisageant une nouvelle approche écologique. En effet, la redirection écologique prônée par les auteurs s’oppose aussi bien à l’approche révolutionnaire que réformiste, puisque non seulement elle considère que nous n’avons pas la possibilité de refuser l’héritage capitaliste (il n’est pas possible de faire table rase du passé), mais également qu’il devient nécessaire de tirer les conséquences de l’urgence à agir en rompant avec les méthodes réformistes comme le développement durable ou la RSE.

Source : Alexandre Monnin

Cet héritage se caractérise par 4 attributs

  • Nous n’avons pas le choix que d’agir dans la continuité en acceptant les infrastructures des technologies zombies
  • Ces infrastructures sont mortes ou obsolètes et doivent donc être envisagées sous l’angle de leur déconnexion, de l’arrêt de leur entretien
  • C’est un travail de titan, car il faut hériter rapidement – urgence climatique oblige – aussi bien des infrastructures zombies que des institutions ruinées par le néolibéralisme (hôpital, école, collectivités locales, etc.), de sorte que nous devons traiter ces ruines avec des outils cassés.
  • Nous en sommes responsables contre notre gré, et devons donc en tenir compte dans nos choix. Un stockage de déchet radioactif perdurera des millénaires même si nous ne l’avons pas désiré.
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La conséquence logique de ce fardeau hérité est le blocage de notre société. Pour nous en sortir, il faut apprendre à identifier les différents réseaux de dépendance – les attachements – entre les composantes sociétales pour déterminer la marche à suivre pour une fermeture écologiquement et socialement acceptable.

Car même si certains secteurs ne sont plus soutenables – la grande distribution, le transport routier par exemple – ils font vivre des centaines de milliers de familles, sans parler que leurs alternatives ne sont pas encore pleinement opérationnelles. Ses acteurs sont déjà condamnés, mais nous avons le choix d’opérer la fermeture avec douceur ou non.

Jouer sur les imaginaires ou proposer des alternatives ne suffit pas, car pendant ce temps les technologies zombies continuent à prospérer et à créer des communs négatifs. Il faut déconnecter. Pour cela, les auteurs appellent à une redirection écologique. En effet, changer le fonctionnement du système ne suffit pas quand ses infrastructures sont la cause du problème, il faut également changer de finalité. En ce sens, ils estiment que la transition écologique est un leurre. Nous avons donc besoin d’une ingénierie de la fermeture, ce qui est d’ailleurs le propos de la formation dont les auteurs sont les fondateurs.

Conclusion

La lecture de ce court ouvrage – à peine 150 pages – n’est pas facile, cela reste de la philosophie, mais est très stimulante. La pensée développée dans Héritage et Fermeture a un véritable potentiel de revitalisation de l’action écologique, notamment pour les pouvoirs publics. Cette approche par l’impossibilité d’échapper à des infrastructures rendues obsolètes par le nécessaire abandon des fossiles, tout en renonçant aux démarches de continuité comme le développement durable et la RSE, m’apparait ainsi novatrice.

J’ai par ailleurs particulièrement apprécié le parallèle avec les communs, puisque les communs négatifs seront peut-être la seule forme de communs que les générations futures connaitront. A cet égard, les débats autour de Cigéo prennent une dimension supplémentaire.

Pour autant, je ne sais pas quel avenir à cette approche. Elle me parait trop orienté sur un nécessaire renoncement, bien plus radical qu’une sobriété déjà impopulaire, pour etre adoptée par des milieux économiques et politiques malades de leur croyance en le découplage. Même si le nouveau régime climatique devrait faire atterrir les politiques hors-sol d’ici quelques dizaines d’années, l’ingénierie de la fermeture sera alors reconvertie en ingénierie du démantèlement d’infrastructures que les auteurs comparent à des ronces. Même mortes, elles continuent à nous nuire et à s’agripper à nous. Pourtant, certains les trouvent belles, et cela ne semble guère devoir changer pour l’instant.

Découvrir Héritage et Fermeture sur le site de l’éditeur

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Nicolas Falempin

Cadre de la fonction publique territoriale spécialisé en protection de l'environnement.  Mélange droit public, transition écologique et tasses de café pour créer un blog concret sur la transition des territoires.

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